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Des sculptures habitées par la vie
L’exposition When Forms Come Alive qui s’est ouverte à la Hayward Gallery passe en revue six décennies d'artistes qui se sont acharnés à réaliser l'impossible : créer des sculptures indomptables et ludiques qui s’agitent pour la plus grande joie des visiteurs.
Si c’est en compagnie de vos enfants que vous visitez l’exposition "When Forms Come Alive " il y a fort à parier que vous vous prendrez au jeu de l’identification et du zoomorphisme : ces sculptures ciselées gigantesques bleues et oranges ? ce sont des pâtes de crabes bien sûr ! et ces parachutes de soie lumineux qui se déploient et se rétractent ? des méduses évidemment…
Pénétrer dans la Hayward gallery c’est un peu comme débarquer sur une planète peuplée de créatures gigantesques ou microscopiques qui vous sont à la fois totalement étrangères et étonnement familières. Organisée par Ralph Rugoff, directeur de Hayward, l’exposition met en lumière la manière dont 21 artistes contemporains ont capturé le mouvement par la sculpture durant les 60 dernières années. Pas une œuvre ici n’est figée dans le marbre ou le bronze, bien au contraire, les formes échappent à toutes conventions et se libèrent de l’immobilité. Pour reprendre les mots de l'une des artistes : elles sont "agitées par la vie". On découvre ainsi des orbes, des sacs, des satellites, des pédoncules, des tas débordants et même des montagnes russes roses... Ces sculptures donnent à voir des versions altérées ou oniriques d'objets familiers et, ce faisant, acquièrent une sorte de présence parfois inquiétante, mais le plus souvent drôle.
Aucun sens de visite n’est prescrit : le public emprunte un parcours libre pour partir à la découverte des œuvres. Dès l’entrée, les visiteurs sont accueillis par Shylight, une installation réalisée par le duo de designers néerlandais Studio Drift : des lampes spectrales fabriquées en soie qui descendent du plafond en un plongeon gracieux, se déploient avant de se replier sur elles-mêmes. Drift met en lumière la poésie de l'existence en s'inspirant d’un mécanisme naturel propre aux fleurs appelé "nyctinastie" qui conduit leurs pétales à s'enrouler au crépuscule et se déployer à l’aube. Cette ouverture délicate et hypnotique donne le ton de l’exposition.
À proximité, l'installation Bouquet final du monégasque Michel Blazy présente un mur de mousse dans un état d'immobilité illusoire : la mousse de bain, brassée par des pompes, tombe progressivement le long d'un échafaudage de quatre mètres jusqu'au sol. Les mouvements ultra-lents de la mousse sont imperceptibles pour le visiteur qui ne s’attarde pas. Et pourtant la mousse se meut avec une lenteur infinie et c’est un peu comme si toute l’installation respirait doucement.
Et que faire d’objets quotidiens inutilisés que l’on destine au rebut ? Le sculpteur Choi Jeong Hwa basé à Séoul, les récupère pour réaliser des colonnes en forme de totem à partir de paniers, de clous rouillés, de ballons, de coquillages et de poignées de casseroles. Il les appelle des « holobiontes ». Ces colonnes densément groupées sont dédoublées grâce aux murs réfléchissants qui les entourent.
À quelque pas, les visiteurs découvrent la sculpture monumentale de Tara Donovan Untitled (Mylar), réalisée à partir de milliers de feuilles circulaires plates de film polyester métallique, pliées et collées à chaud en grappes. Ces disques se métamorphosent en sphères de différentes tailles, évoquant un jeu hypnotique d'ombre et de lumière. Bien que ces réalisations soient faites de matériaux de grande consommation, l’inspiration de Donovan provient de la nature et des structures moléculaires.
La vie organique est en effet le point de départ et le point commun à de nombreuses œuvres. Des termitières aux toiles d'araignée, en passant par les organes ou les parties de corps, ces sculptures évoquent des formes naturelles qui peuvent croître, évoluer ou se tordre. Ainsi les trois sculptures Tunnel Boring Machine de l’artiste espagnole Teresa Solar Abboud sont une parfaite combinaison naturaliste et surréaliste : des créatures hybrides dont les membres en métal peints à la bombe rappellent des hélices ou des pates se seraient coincés dans une paroi rocheuse.
Certaines œuvres invitent à un regard tactile et suscitent une réaction presque corporelle. C’est le cas du gigantesque enchevêtrement d'entrailles roses, de vers géants ou de cordons ombilicaux qui tournent en boucle autour d'une galerie entière et appelée Pumping par sa créatrice, l’Espagnole Eva Fàbregas. D'abord inquiétante, l’installation est rendue familière grâce à sa texture et ses couleurs roses. Une musique de basse est diffusée, animant la sculpture pour qu'elle vibre.
Les œuvres aux couleurs vives de Matthew Ronay, rappellent le paysage intérieur des corps : sculptées dans le bois, leurs formes étranges - tirées de références biologiques et botaniques sont de mystérieux écosystèmes miniatures. Certaines des petites sculptures en verre de Jean-Luc Moulène ressemblent, elles aussi, à des organes.
Mais c'est sans doute à l’intérieur des sculptures de Marguerite Humeau que la vie palpite le plus littéralement. Puisant son inspiration dans l’observation des termitières et des champignons, l'artiste française utilise de la cire d'abeille naturelle, de la cire microcristalline, des pigments, du noyer, du verre soufflé et du venin de guêpe. Ces matériaux organiques sont associés à des matériaux artificiels afin d’interroger notre interaction avec le monde naturel. En entrant dans la salle, le visiteur est invité à toucher un morceau de cire à partir duquel les œuvres sont sculptées. La complexité de la création est ainsi plus palpable et rappelle l’importance du contact avec les corps vivants.
Certaines œuvres traitent plus directement de l'immatérialité, comme les structures flottantes de Ruth Asawa réalisées dans les années 1950 et 1960. Ces sculptures tissées dans du fil de fer imbriquent des formes diaphanes, sphériques et ovales à l'intérieur de sabliers. Suspendues comme des cascades de lanternes elles se balancent doucement, projetant des ombres tout autour d'elles. L’œuvre mitoyenne d’Ernesto Neto projette, elle aussi, son ombre dans une forme d’union harmonieuse. Et c’est magnifique !
Les espaces de la galerie se prêtent aux œuvres décalées de chaque artiste et leur permettent de dialoguer aussi parfois dans une cohabitation joyeuse. Le rythme et la disposition des œuvres sont savamment orchestrés par le commissaire Ralph Rugoff. Les visiteurs peuvent se voir bouger parmi les reflets, sentir leurs relations avec l'espace et la sculpture, considérer leur propre petitesse/grandeur face à un art qui peut être immense ou minuscule dans le temps et l'espace, et qui est toujours animé d'une vie trépidante.
À une époque dominée par les interactions virtuelles, cette exposition collective célèbre le tactile et le sensoriel, nous rappelant la joie du mouvement, la poésie de la gravité et le plaisir de la sensation.
Quand les formes s'animent se tiendra à la Hayward Gallery jusqu'au 6 mai 2024.